Entretien avec Garcia Oliver (vostfr / 120min / 1977)

Témoignage direct de ce personnage controversé de l’anarchosyndicalisme espagnol (il fut ministre de la justice durant la guerre civile), livrant son point de vue tout subjectif sur le mouvement révolutionnaire espagnol. N’hésitez pas à  consulter la rubrique consacrée à la révolution espagnole sur le site pour avoir d’autres perspectives.

« La rencontre avec Juan García Oliver eut lieu à Paris, en juin de l’année 1977. De passage dans la capitale pour superviser les épreuves de ses mémoires, il me fut présenté par son éditeur, José Martínez. Le premier contact eut pour cadre un restaurant de la rue de Bièvre. Là, García Oliver m’apparut comme une sorte de fantôme nimbé d’histoire. C’est que l’homme, d’abord assez froid, semblait tout droit sorti d’un arrêt sur image. Comme si, au quarantième anniversaire d’une révolution presque oubliée, un de ses principaux protagonistes avait résisté au passage du temps et à ses effets sournoisement correctifs.
Étrangement, le García Oliver de ce printemps 1977 était, physique mis à part, le même que celui qui, dans les années 1930, avait fait trembler, avec un semblable aplomb, la société espagnole et – pourquoi le taire ? – quelques anarchistes et syndicalistes de renom, que son « catastrophisme » inquiétait. Pour qui a travaillé sur le témoignage, une telle rencontre est rare, non tant parce qu’elle met en présence d’un authentique personnage – ce qui est somme toute banal quand il s’agit de la révolution espagnole –, mais parce que le bonhomme que vous avez en face de vous n’a pas changé d’un poil, qu’il argumente comme si l’événement durait encore, qu’il est toujours ce qu’il était, et non ce qu’il est devenu. Cette invariance – qui, à l’évidence, peut apparaître comme un défaut dans la vie courante – représente, dans le travail de mémoire, une appréciable qualité parce qu’elle restitue la vérité d’époque, dimension psychologique comprise, à un récit qui, sans elle, n’est souvent qu’une version corrigée et embellie d’un temps définitivement révolu.
García Oliver, probablement encouragé en sous-main par son éditeur et ami, accepta sans réticence de se prêter au jeu – difficile et risqué – de l’entretien. Celui-ci eut lieu le 29 juin 1977 dans un appartement du douzième arrondissement de Paris. Pour l’occasion, García Oliver apparut batailleur, précis, sûr de lui, tranchant et quelque peu dominateur. Comme à la grande époque, disais-je. À l’évidence, le lecteur pourra être irrité par certaines affirmations péremptoires de l’interviewé, mais, tous comptes faits, il appréciera sûrement la valeur de cette personnelle part de vérité, d’autant qu’à ce jour, cette transcription – inédite en français – constitue l’unique témoignage de García Oliver dans notre langue.– Freddy Gomez »

L’enregistrement s’arrête au milieu d’une réponse concernant les évènements de Mai 37 à Barcelonne. On peut lire la suite de l’entretient retranscrit sur le site du bulletin A Contretemps ci-dessous :

Nous allons aborder maintenant un moment central de la guerre civile espagnole : Mai 37. Comment as-tu vécu ces événements et comment les analyses-tu aujourd’hui ?

Je les analyse aujourd’hui de la même façon qu’hier, mais avant d’évoquer Mai 37, il faut remonter quelque peu en arrière. Peu de temps avant Mai 37, la commission d’investigation du comité régional de la CNT de Catalogne enquêta à Paris sur les activités conspiratrices des frères Aiguader et les contacts établis avec Gil Robles [9] et ses partisans. Il s’agissait de mettre fin à la guerre en jouant la carte monarchiste de Don Juan. L’enquête porta ses fruits. Une fois les preuves du complot réunies, Marianet, alors secrétaire du comité national de la CNT, me demanda de les transmettre à Largo Caballero. Mon idée était de promulguer préalablement une loi permettant de poursuivre les suspects d’espionnage, puis d’informer Largo Caballero de cette affaire en lui conseillant de me laisser faire. Mais Largo Caballero était un politique assez médiocre. Il commit, disons, l’erreur de rendre publique cette affaire de conspiration. J’ai immédiatement compris que l’affrontement devenait inévitable et que tout serait mis en œuvre pour nous chasser du gouvernement, Largo Caballero et nous. Les premiers incidents ont commencé dans la Huerta valencienne, où les communistes agitaient les petits propriétaires contre les collectivités. De nombreux libertaires et socialistes « caballéristes » furent mis aux arrêts, puis libérés par nos soins peu de temps après. C’est dans ces circonstances qu’éclatent les événements de mai 1937 à Barcelone. Pour moi, leur cause est évidente : faire tomber le gouvernement qui possédait les preuves de la conspiration de Paris et venait de promulguer une loi lui permettant de poursuivre les conspirateurs.

Si je te suis bien, les forces qui s’affrontèrent à Barcelone en mai 1937, essentiellement les libertaires et les staliniens,auraient donc été l’objet d’une manipulation dont le but était de provoquer la chute du gouvernement Largo Caballero. La thèse est intéressante, mais inattendue…

… Peut-être, mais l’histoire est ainsi faite : ceux qui luttent ne s’imaginent pas que, dans l’ombre, d’autres forces les manipulent. Si l’on cherche à comprendre ce qui s’est passé, il faut toujours connaître les enjeux politiques réels. Quant au rôle des agents provocateurs, il n’est pas nouveau, surtout dans nos rangs. Comment en aurait-il été autrement d’ailleurs ? Une organisation qui, par son existence même, porte atteinte aux intérêts économiques, politiques, juridiques et moraux du système devait par force attirer les agents provocateurs de l’ennemi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’étais partisan d’exercer un contrôle rigoureux sur les cadres de défense de la CNT et que leur mode de fonctionnement soit fortement cloisonné. On ne peut pas se vouloir révolutionnaire et être naïf…

Admettons un instant ta thèse, mais alors quel rôle jouèrent les Soviétiques là-dedans ?

Les Soviétiques ont, bien sûr, profité des événements pour jouer leur carte personnelle. Et il faut admettre qu’ils l’ont fait intelligemment. Krivitski l’explique en détail d’ailleurs. Malheureusement, certains des nôtres, certes de bonne foi, sont tombés dans le piège de leur provocation. Ce fut l’erreur, d’autant que je ne pense pas que les libertaires constituaient alors le premier objectif des agents soviétiques. Ces événements auraient pu avoir une influence décisive sur le cours de l’histoire. Ils auraient pu provoquer la fin de la guerre, qui était, je le rappelle, l’objectif des comploteurs du pacte de Paris. C’est pourquoi ma préoccupation essentielle, pendant ces événements, fut d’ordre humanitaire. Il fallait faire en sorte que cessent les combats, qu’il n’y ait pas de victimes inutiles. Fort heureusement, nos appels ont été entendus. Je ne crois pas, pour ma part, que les libertaires aient été systématiquement persécutés à la faveur de ces événements…

…et l’assassinat de Berneri et de Barbieri ?

Les incidences de mai 1937 à Barcelone sont connues de tous. Le cas de Camillo Berneri doit être traité à part. Il n’est pas interdit de penser que son élimination ait pu relever d’un règlement de comptes. Il faut être clair : quand je dis qu’il n’y eut pas de répression systématique contre les libertaires, je ne dis pas que nous n’ayons pas eu de victimes. Domingo Ascaso et bien d’autres sont morts, mais ils sont morts en combattant contre les communistes et les catalanistes. Qu’il y ait eu, dans ce climat, des règlements de comptes personnels ou entre groupes ne m’étonnerait pas. Quant à l’assassinat de Berneri et de Barbieri, j’y vois des similitudes avec celui des frères Rosselli…

… tu veux dire qu’il aurait pu être le fait de fascistes italiens ?

Il y avait des agents de toute sorte en Espagne, des agents fascistes, des agents staliniens… J’ai dû moi-même intervenir, comme ministre de la Justice, pour démasquer un agent fasciste italien infiltré dans les Brigades inter-nationales. Il est passé en conseil de guerre et a été fusillé. Dans ce genre de conflits, il y toujours des agents. Quand crime il y a, il faut donc se demander à qui profite le crime. Personnellement, je ne pense pas que l’assassinat de Berneri et de Barbieri soit directement lié aux événements de mai 1937. Il faut bien comprendre que l’influence de Berneri était très faible. Elle se réduisait à un petit groupe d’amis. Quel intérêt avaient les communistes à le liquider ? On pourrait comprendre qu’ils aient cherché à tuer Marianet ou Federica ou moi, ou n’importe quel militant influent de la CNT, mais Berneri, non… Berneri avait certes été combattant, mais il ne jouait aucun rôle dans la conduite de la guerre. Alors, pourquoi ? Moi, j’ai des doutes quant aux assassins de Berneri, et je souhaiterais que des historiens se penchent sérieusement sur cette question.

Et le cas d’Andres Nin ? On ne peut pas, là encore, exonérer les staliniens de ce crime…

Le cas de Nin est très différent. Il relève d’un règlement de comptes interne aux communistes. N’oublions pas que Nin fut un agent de l’Internationale communiste et qu’il en détenait certains secrets. Il ne pouvait pas ignorer le risque qu’il prenait en passant à l’Opposition de gauche. Il connaissait, pour les avoir pratiquées, les méthodes de ces gens-là. J’ai eu affaire à Nin une seule fois dans ma vie. C’était en 1920 quand il a adhéré à la CNT. Je l’ai vu à Reus. Il provenait des milieux nationalistes catalans. Parce qu’il les jugeait rétrogrades et trop proches des curés, il avait adhéré à la CNT. Par la suite, Nin a de nouveau changé de position. Il assistait au congrès de constitution de l’Internationale syndicale rouge et il est devenu communiste. Il y représentait la CNT et il n’a pas respecté le mandat qu’elle lui avait confié… Plus tard, il est réapparu à Barcelone comme dirigeant d’un petit groupe marxiste, Izquierda comunista, qui fut, avec le Bloc ouvrier et paysan de Joaquin Maurín, à l’origine du POUM. Je n’ai pas gardé rancœur à Nin pour ses changements répétés de position, chacun est libre de penser ce qu’il veut, et je considère que sa liquidation par les agents soviétiques fut une canaillerie. Cela dit, je maintiens que ce répugnant règlement de comptes, comme celui qui coûta la vie à Berneri, est certes lié aux événements de mai 1937, mais qu’il n’a rien à voir avec l’objectif poursuivi par ceux qui en furent à l’origine : faire en sorte que les différents secteurs de l’antifascisme s’entretuent à l’arrière, provoquer un effondrement du front et faciliter l’entrée des fascistes à Barcelone pour mettre de l’ordre.

Il y aurait, bien sûr, beaucoup à dire sur une telle version des choses, mais il nous faut bien avancer dans l’entretien… Je pense que tu ne nieras pas qu’une des conséquences directes des événements de mai 1937 fut la chute du gouvernement Largo Caballero et la rapide inversion, au profit des staliniens, du rapport des forces au sein du camp républicain. En cela, Mai 37 est une date clef dans l’histoire de la guerre civile…

… Non, non. La date clef, c’est le 23 juillet 1936, le reste n’est que sa conséquence logique. La chute de la CNT fut progressive, elle traversa plusieurs étapes. Mai 37 ne fut qu’une de ces étapes, parmi beaucoup d’autres.

Quelles furent tes activités après avoir quitté le gouvernement ?

J’ai fait tout ce qu’il fallait pour être oublié… Quand le comité régional de Catalogne me demandait de lui prêter concours ou de le conseiller, j’acceptais volontiers. Par la suite, il forma la Commission d’assistance politique (CAP) et j’en fis partie.

Quel rôle jouait cette commission ?

Un rôle d’orientation politique du comité régional de Catalogne. L’organisation considéra alors, à tort d’après moi, que les membres du comité régional manquaient d’expérience politique. À tort encore, elle jugea que les militants qui avaient été conseillers ou ministres avaient, en matière politique, plus de capacités que les autres. C’est pourquoi fut créée la CAP. On me demanda d’en faire partie.

Il a dû t’arriver, lors de ton passage au ministère, de penser à l’énorme distance parcourue entre le temps où tu croupissais dans les prisons d’Espagne et celle où tu présidais aux destinées de la justice.

J’avais un engagement moral vis-à-vis des prisonniers de droit commun. En 1931, lors de la proclamation de la République, j’avais été à l’origine d’un soulèvement dans la prison de Burgos. Nous avions occupé la prison et proclamé la République en son sein. Tous les prisonniers de droit commun de Burgos avaient participé à ce mouvement. Par ailleurs, toute ma vie, j’ai été marqué par le personnage de Jean Valjean, qui même après avoir purgé sa peine est rattrapé par son casier judiciaire. Pour moi, c’est le symbole majeur de l’injustice. Quand je suis arrivé au ministère de la justice, ma première idée fut d’amnistier tous les prisonniers de droit commun et comme je ne faisais aucune confiance aux gouvernants, malgré le fait d’en être, surtout à ceux qui me succéderaient, j’ai décidé de détruire purement et simplement les casiers judiciaires des détenus. Les archives ont été brûlées…

Quelles sont les mesures législatives prises pendant ton passage au ministère de la justice que tu juges les plus significatives ?

D’abord, des mesures facilitant l’adoption des enfants perdus, abandonnés, sans famille, par suite des bombardements. Ils étaient très nombreux. Du point de vue de la légalité en vigueur, l’adoption était très difficile. Il fallait suivre de très longues procédures qui pouvaient durer des années et des années. J’ai fait en sorte que l’adoption soit instantanée en étendant le concept de famille consanguine à celui de famille adoptive. Ensuite, la légalisation des couples non mariés. Beaucoup de couples faisaient reconnaître leur union par un syndicat, une caserne de miliciens, une collectivité, etc. Cela n’avait aucun caractère légal. Quand le compagnon disparaissait au combat, sa compagne et ses enfants n’avaient droit à rien. C’est pourquoi j’ai fait en sorte que ces unions puissent être rapidement reconnues comme légales. Enfin, la création des camps de travail. Elle répondait à l’idée que le travail est préférable à l’enfermement. Avec cette nouvelle législation, une peine de trente ans pouvait être purgée en cinq ou sept ans. Dans le même registre, j’ai proposé la création de cités pénitentiaires. Il s’agissait de faire en sorte que les peines ne se purgent plus en prison, mais dans des cités, avec des ateliers et des maisons où les prisonniers pouvaient vivre en famille. L’administration et la gestion de ces cités pénitentiaires devaient être prises en charge par les prisonniers eux-mêmes.

Cette loi fut-elle approuvée en conseil des ministres ?

Absolument, mais notre départ du gouvernement a fait qu’elle n’a pas été appliquée. Elle était, pourtant, exemplaire, comme la loi promulguant l’égalité des droits entre hommes et femmes, que nous avons fait voter et qui a paru au Journal officiel de Madrid. Il faut comprendre ce que cela pouvait supposer dans un pays comme l’Espagne, où Federica Montseny pouvait être ministre mais devait demander l’autorisation à son mari pour pouvoir voyager… Nous avons donc fait ce que nous pouvions faire, pas grand-chose, mais quelque chose quand même. Pour ce qui me concerne, ce dont je suis le plus fier, c’est l’amnistie totale que j’ai promulguée. Tout le monde dehors ! Je ne pouvais pas faire moins.

Et si, au terme de cet entretien, l’un des rares que tu as accordés , il te fallait ne retenir que quelques étapes de ton long parcours de militant anarcho-syndicaliste, lesquelles choisirais-tu ?

Celle de la formation, d’abord. Celle d’un homme qui, depuis son enfance, a compris qu’il fallait lutter, non parce qu’il avait lu Bakounine, Kropotkine ou Malatesta, mais parce qu’il portait ce désir en lui. Quiconque, en Catalogne, à cette époque, ressentait ce désir de lutte, rencontrait les anarchistes, la CNT, et devenait un combattant anarcho-syndicaliste. La deuxième étape, plus politique, serait celle du Comité des milices. Ce fut une expérience révolutionnaire formidable. Au contraire de ce qui s’est passé en Russie, où les soviets ont été liquidés par un parti minoritaire, le Comité des milices, où les anarcho-syndicalistes étaient majoritaires, a impulsé les collectivités et respecté les minorités. L’expérience n’a duré que deux mois, mais elle fut porteuse d’espoir. La troisième étape serait celle de la collaboration au gouvernement républicain. Il y eut un peu de tout : du bon et du mauvais. Mais nous avons suffisamment parlé de cela, inutile d’en rajouter.